Wednesday, November 17, 2004

Jose Luis Peixoto, Sans un Regard, Grasset

Peixoto chez Editions Grasset

Alors que j'écrivais Sans un regard, je n'étais pas certain de parvenir à achever l'écriture d'un roman. Chaque page était un pas à l'intérieur d'un territoire que je ne connaissais pas sinon par mes songes vagues d'aspirant écrivain, de personne aspirant à achever l'écriture d'un roman. C'est peut-être pour cette raison que, je crois, les premiers romans sont dans la plupart des cas faits de personnages et de mondes que nous charrions en nous pendant bien des années. Pour moi, c'est ainsi que cela advint...

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"Ce livre n’est qu’un style. Ouvrez-le : une écriture poétique vous prend à la gorge et vous entraîne vers des horizons nouveaux. Les personnages, paysans d’un Portugal pauvre et agricole, sont simples ; leur vie est rude et sans éclat. Mais la manière dont José Luis Peixoto les met en scène n’est pas sans rappeler l’univers de Gabriel García Márquez. Sous sa plume, ils deviennent extravagants et prennent mille couleurs. Le soleil, la terre, l’air et ces êtres frustres se mêlent en une mosaïque éblouissante."

Dominique Grosfils

Extrait de "Sans un Regard"

À droite du vieux Gabriel, leurs regards parallèles fixant des points flous et abstraits, se tenaient les deux frères. Semblables étaient leurs regards, mais ils ne voyaient pas la même chose, c’était un même regard posé sur deux choses différentes. Pendant les mois où l’on ne s’en servait pas, c’étaient les deux frères qui s’occupaient du pressoir. Toujours ensemble, toujours côte à côte, ils vieillissaient en même temps : leurs dos avaient la même voussure, leur pas le même alourdissement, et, à leur insu, le nombre de leurs cheveux blancs était exactement le même. Sept décennies et plus encore avaient passé depuis ce matin d’août pur où ils étaient nés tous deux, au même moment, en déchirant de l’intérieur le ventre de leur mère. Les plus anciens racontaient avoir entendu de leurs parents qu’à l’instant où l’on coupait leurs cordons ombilicaux, leur mère les avait regardés, et vu qu’ils étaient siamois. Elle était morte quelques minutes plus tard, sans dire un mot. Tout le bourg avait assisté à ses funérailles, où il avait senti une immense tragédie. Tous les habitants avaient présenté leurs condoléances au père des deux frères, tant pour son épouse que pour ses fils, car tous étaient convaincus que de tels enfants ne survivaient pas. Mais, au moment où on enterrait leur mère, les deux bébés, dans la chambre de leur père, dormaient sur trois couvertures repliées, à côté du lit où leur mère s’était vidée de son sang. Ils dormaient, les deux bébés à la peau toute ridée, leurs mains unies posées sur le drap qui les couvrait, comme dans la fierté innocente d’être frères.
Ensuite, sous les regards soucieux des uns et des autres, ils grandirent comme grandissent tous les enfants. Au fil des ans, nombreux furent ceux qui voulurent séparer leurs mains, et tout le monde se demandait en frissonnant comment ils pouvaient bien vivre : la main droite de l’un et la main gauche de l’autre étaient unies par le petit doigt. Ils avaient des mains très élégantes, fines, aux doigts longs, mais à partir de la dernière jointure de l’auriculaire, ils étaient soudés, et les deux phalanges se terminaient par un seul ongle. Tous ceux qui les voyaient imaginaient des façons de les séparer, mais le plus insistant fut l’homme qui arrachait les dents avec une pince. Plein de zèle, il prétendait connaître des gens qui avaient coupé des foules de jambes et de bras pendant la guerre et avoir lu de nombreux livres, illustrés : selon lui, couper le doigt à un enfant était plus facile que de tailler une vigne. Mais le père des enfants lui demanda comment déciderai-je lequel des deux sera privé de son petit doigt ? Aussitôt, l’arracheur de dents aux tenailles lui répliqua j’y ai déjà pensé, le plus juste est de couper le doigt aux deux. Le père le regarda un instant et ne lui parla plus.